L’amour réaliste, ou comment les jeunes aiment aujourd’hui
La nouvelle expérience amoureuse des jeunes femmes », le sociologue Christophe Giraud se pose une question qui pourrait en intéresser plus d’un : qu’est ce que l’amour aujourd’hui ?
l’amour d’hier n’est plus celui d’aujourd’hui, analyse Christophe Giraud dans son livre « L’Amour réaliste. La nouvelle expérience amoureuse des jeunes femmes » (2017).
“Aujourd’hui, les jeunes ne savent plus aimer… Ils vont de relation en relation… Ils ne pensent qu’à s’amuser… et avec les réseaux sociaux, c’est encore pire. L’amour est mort, vive le consumérisme !” Qui n’a pas déjà entendu ces lamentations d’un parent ou d’un ami plus âgé ?
Certes, l’amour des contes de fées en a pris pour son grade. Est-ce dire que la passion et la sincérité des sentiments ont disparu ? Christophe Giraud, professeur de sociologie à l’université Paris-Descartes et chercheur au CERLIS et à l’INED, rejette ces clichés dans son excellent L’amour réaliste. La nouvelle expérience amoureuse des jeunes femmes (Armand Colin, 22.90€).
Une jeunesse fantasmée Oui, pour les jeunes générations, l’amour a changé. C’est que constate le chercheur qui a suivi longuement 26 jeunes femmes, entre 18 et 25 ans, la plupart étudiantes ou jeunes actives.
Pour Lilia, Aline ou Gaëlle, faut “prendre son temps ; s’amuser ; vivre des expériences ; être libre” et multiplier les relations. Christophe Giraud explique bien dans son livre comment l’amour tel qu’on l’imagine est étroitement lié à une certaine vision de la jeunesse, alimentée par la société occidentale contemporaine.
On est loin de l’amour idéalisé du 19ème siècle qui, par son exclusivité, était à la fois le début et l’aboutissement de toute exploration sentimentale et sexuelle.
Dans son livre, l’auteur fait notamment parler Gaëlle dont l’histoire est révélatrice de ce changement : « j’ai rompu avec mon ex au mois de mai et depuis je me suis dit (…) peut-être que je trouverai quelqu’un qui sera détaché, que je verrais de temps en temps, avec qui sexuellement ce sera bien, ce sera simple, parce qu’en même temps sur ce genre de site on ne recherche pas l’amour. »
L’amour réaliste. Alors, qu’est ce que l’amour aujourd’hui, vu par ces jeunes femmes ? Pour les 26 jeunes filles qui fondent le corpus du chercheur, certains traits communs apparaissent et forment ce que l’auteur appelle « l’amour réaliste ».
Il s’agit d’une « démarche qui vise à s’assurer, par étapes, d’un amour authentique, fondement de la vie de couple à construire ». Contrairement aux représentations passées de l’amour, ce sentiment ne repose pas sur « l’immédiateté trompeuse du désir, ni sur le conformisme de l’engagement formel ». Il est “cette recherche de preuves concrètes : la durée et le chemin parcouru ensemble, la qualité de l’intimité du moment, l’envie présente de continuer ensemble.”
La fin du romantisme ?Dans ce cas, quid du coup de foudre ? de la passion ? des déclarations enflammées ? Pas si vite ! répond Christophe Giraud. “il faut tout de même qu’il y ait des étincelles pour que naisse l’envie d’une relation !”
Le changement prend plutôt place dans l’expression de l’amour : “les échanges sont très second degré, sans sentiments flamboyants”. Plus généralement, l’amour se construit sur un autre mode sémantique, avec des déclarations moins grandiloquentes. Il se construit progressivement par les preuves d’amour plutôt que par les mots.”
Lilia, Aline ou Antonia misent beaucoup sur l’humour pour partager leurs sentiments sans trop se dévoiler. Doubles sens, sous-entendus suggérés, « blagues et délires »… les modes de communication sont plus prudents qu’autrefois.
L’attitude réaliste domine en ce que les jeunes femmes ayant déjà vécu une histoire sérieuse « refusent de se laisser abuser par des sentiments spontanés et trompeurs. « Elles veulent découvrir par elles-mêmes un partenaire singulier, et veulent être appréciées pour ce qu’elles sont », analyse le sociologue.
Sexe et sentiments dissociés“Si les normes sociales ont toujours permis aux hommes de dissocier sexe et amour,” observe Christophe Giraud, “on remarque que, depuis les années 1970, les femmes redéfinissent leurs relations en ce sens. Elles continuent de croire en l’amour, mais elles développent une sexualité sans sentiments et détachée de relations stables.” Les réseaux sociaux et les appli de rencontres ont contribué à cette évolution.
Par conséquent, le contrat “sérieux-léger” est le bourgeon de la nouvelle relation amoureuse. On est sérieux, mais “sans se prendre la tête”. L’aspect sérieux repose dans une exclusivité sexuelle et sentimentale ; le léger par l’absence de promesse sur le long terme et le respect de la vie personnelle de chacun.
La revalorisation de l’amitié“La revalorisation de l’amitié féminine est un élément saillant dans les nouvelles relations amoureuses”, observe le chercheur.
Pour de nombreuses jeunes femmes, les premières relations sont marquées par une exclusivité excessive qui les écartent de leurs amis. Or, avec les premières ruptures, l’amitié reprend son importance : la loyauté entre copines, les soirées passées ensemble, les moments de soutien conduisent nombre d’entre elles à se promettre de ne plus reproduire ce comportement.
Les jeunes et leurs lits : une belle histoire d’amour
A propos des amis, Aline remarque que « ce sont des gens qui restent, quoi qu’il se passe. Alors que les mecs, c’est pas important. » De même, Chloë en est certaine : « mon copain, tu sais jamais, il peut te tromper. Les amies, ce n’est pas comme ça. (…) Je sais que mes amies, quand j’aurai 80 balais, elles seront toujours là. »
Plus généralement, le couple n’est plus rêvé comme la fusion de deux individus. La vie conjugale ne définit plus étroitement la vie personnelle, celle-ci devient multipolaire. Si la Cendrillon de Téléphone était née dans les années 1990s, l’histoire en serait allée autrement. Au lieu de finir junkie après avoir été quittée par son Prince, elle se recentrerait sur ses études ou son travail. Elle irait retrouver ses copines et aurait des aventures pour s’amuser. Sans jamais renoncer à “une relation exigeante avec des sentiments partagés.”