Abasourdi, Napoléon Krizoa regarde des amas de décombres: sa maison et son quartier ont été entièrement détruits sur ordre des autorités ivoiriennes lors d’une vaste opération d' »assainissement » visant les zones d’habitat précaires et les bidonvilles d’Abidjan.
Au milieu des débris, sa femme, Flora Séka, allaite leur fille de quelques mois. « C’est devant nous que tout a été cassé », raconte-t-elle à l’AFP, bouleversée.
Elle dit n’avoir pu sauver que « quelques vêtements » et « deux matelas », mais la « petite épargne » de cette famille modeste, des espèces cachées dans la maison, est désormais perdue sous les décombres.
Avant d’être réduit à un tas de pierres, ce quartier surnommé « Banco 1 », du nom de la forêt qui lui fait face, où vivent plus d’une centaine de personnes, était l’une des nombreuses zones d’habitations précaires d’Abidjan.
Mais depuis qu’il y avait emménagé il y a un an, Napoléon Krizoa y trouvait son compte: « J’avais une jolie maison de trois chambres avec une terrasse ».
Dimanche matin, M. Krizoa s’apprêtait à aller à la messe quand il a vu arriver « quatre bulldozers », suivis « de chars de la Brigade anti-émeutes ».
Les habitants reçoivent l’ordre de vider rapidement leur maison, avant leur démolition, explique-t-il. « Ils nous ont gazés », s’insurge un voisin, Oumar Sanogo, né dans ce quartier « il y a 58 ans ». « On n’a plus de toit, on ne sait pas où aller », lance-t-il, désemparé.
A quelques kilomètres, les habitants du bidonville « Boribana » disent avoir vécu le même calvaire. « Ils sont venus nous réveiller avec des (gaz) lacrymogènes » et c’est « après » qu’ils ont « cassé les maisons qu’on a pu récupérer nos bagages », explique Idrissa Keïta.
Dans les zones concernées par les « déguerpissements », nom donné aux opérations d’expulsion et de démolition de quartiers précaires ou bidonvilles en Côte d’Ivoire, « la population a précédé le lotissement », explique le géographe spécialiste des questions urbaines, Kouassi Ernest Yao.
Disposant de peu de moyens et cherchant à se loger, des personnes construisent des maisons « d’attente » dans des « zones qui ne sont pas habitables », mais y restent parfois sur plusieurs générations, ajoute-t-il.
Si ces « déguerpissements » ne sont pas nouveaux, ils sont cette fois massifs.
– Eviter des morts –
La semaine dernière, Ibrahim Bacongo Cissé, gouverneur du grand Abidjan, la capitale économique ivoirienne de quelque 6 millions d’habitants, a annoncé avoir déjà « engagé » des « opérations de déguerpissements sur l’ensemble » de la ville visant « 176 sites », en « prévision de la saison des pluies » de mai à septembre.
« Les zones visées par ces opérations », annoncées jusqu’à mi-mars, connaissent « régulièrement de nombreuses pertes en vies humaines et des dégâts matériels importants, du fait des inondations, des éboulements de terrains, ainsi que des effondrements de bâtisses », selon lui.
Toutefois, tous les sites « ne feront pas l’objet de déguerpissement et de démolition systématique », a-t-il précisé plus tard.
L’année dernière, 39 personnes, dont des enfants, ont perdu la vie lors de fortes pluies, selon le porte-parole du gouvernement, Amadou Coulibaly.
« Déguerpissement oui, mais dédommagement d’abord », revendique Idrissa Keïta, qui assure comme beaucoup d’autres n’avoir reçu aucune compensation financière.
En outre, les personnes délogées s’indignent de ne pas avoir reçu de propositions de relogement, dans une ville saturée où « le prix des terrains a augmenté », explique le géographe Kouassi Ernest Yao.
Entre 1998 et 2021, la population d’Abidjan est passée de plus de 3 millions d’habitants à plus de 6 millions, selon l’Institut national de la statistique.
Amadou Coulibaly affirme lui que « les populations de Boribana ont été relogées ». « Ce sont mille logements qui ont été construits », a-t-il dit mercredi, ajoutant qu’il faut « surtout apporter de l’assainissement dans ces quartiers précaires ».
La méthode divise la classe politique, jusqu’au sein du parti présidentiel, le Rassemblement pour la démocratie et la paix (RHDP) d’Alassane Ouattara.
Dans l’immense commune populaire de Yopougon, près d’un millier de familles ont été touchées par des opérations d’expulsion et de démolition depuis fin janvier, selon la mairie RHDP. Parmi les bâtiments détruits figure une école qui accueillait 1.880 élèves.
Yopougon s’est transformé en champ de bataille politique où sont venus les principaux chefs de l’opposition: Tidjane Thiam, président du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI), et l’ex-chef de l’Etat Laurent Gbagbo dont Yopougon a été le fief.
Les expulsions étaient en partie prévues avant la Coupe d’Afrique des nations (CAN), gagnée par la Côte d’Ivoire mi-février, mais les autorités ont préféré les repousser.
Malgré les critiques, M. Bacongo Cissé n’a pas cédé. « On ne peut faire d’omelettes sans casser des œufs (…) Abidjan comme Kigali, c’est possible: l’insalubrité n’est pas une fatalité », affirme son équipe de communication, prenant en exemple la capitale rwandaise, une des villes les plus propres d’Afrique.